Les paradoxes du rumen (entretien)

par Camille Paulhan

possible • revue critique d’art contemporain • n° 2

À l’origine, il y a une discussion avec Estefanía Peñafiel Loaiza, au cours de laquelle nous évoquons, pêle-mêle, la sonorité de la mastication, le pélican qui – selon la légende – s’arrache les chairs pour nourrir ses enfants, les glandes sudoripares qui excrètent de légères traces par les dermatoglyphes. Ces récits, qui témoignent d’une vision transfrontalière du corps, parcourent plusieurs oeuvres de l’artiste, et notamment la série intitulée cartographies, entamée en 2008, et pour laquelle elle a travaillé à partir de l’ouvrage d’Henri Michaux Ecuador (1928). C’est autour de ces questions que j’ai souhaité l’interroger, en prenant appui sur les cartographies et sur des projets en cours et peut-être encore à venir.

Si tu le veux bien, Estefanía, je souhaitais pour cet entretien que nous prenions pour point de départ la résidence Saint-Ange, à côté de Grenoble, où tu as été accueillie de septembre à novembre 2016. Je connais désormais ton travail depuis une dizaine d’années, et j’étais très intriguée par ce que tu as commencé à mettre en place pendant ce temps de recherche, puisque tu t’es penchée sur une forme de digestion et de régurgitation d’un récit d’Henri Michaux que tu connais bien, Ecuador.

Je crois qu’il faut revenir au projet que j’ai initié il y a maintenant dix ans, sous le titre de cartographies, dans lequel je me réapproprie le texte de Michaux. Quand j’ai lu Ecuador en entier, j’étais déjà installée en France ; j’ai commencé le projet à 29 ans, qui est aussi l’âge qu’avait Michaux quand il est parti en Amérique du Sud. J’étais toujours en train d’apprendre la langue française et cet ouvrage a joué un rôle majeur dans cet apprentissage : j’en avais lu des passages en espagnol quand j’étais en Équateur, où le livre n’est pas nécessairement très aimé, avant de me rendre compte que la traduction était plutôt mauvaise, et que j’avais une chance immense de pouvoir comprendre le texte dans la langue dans laquelle Michaux l’a écrit. Ecuador m’a permis de voir mon propre pays avec une certaine distance, et j’ai souhaité engager un dialogue avec ce récit, celui d’un poète, d’un écrivain, d’un artiste et surtout pas d’un anthropologue. L’Équateur a commencé à devenir conjointement étranger et étrange pour moi. C’est comme cela qu’a débuté la première cartographie en 2008, une vidéo intitulée sans titre (paysage) : un geste de ma main écrit une phrase de Michaux, « l’horizon d’abord disparaît », pour mieux l’absorber depuis la pointe de la plume. Ensuite il y a eu préface à une cartographie d’un pays imaginé (2008) : il s’agit d’une vidéo qui dure une heure et demie, pendant laquelle j’ai écrit à l’envers un chapitre dans lequel Michaux décrit son arrivée à Quito, ma ville d’origine. Lorsque je retourne la vidéo afin de la passer à l’envers, les mots sont résorbés par le geste de ma main ; en les enlevant de la feuille, c’est un peu vers moi qu’ils passent.

C’est ainsi qu’est arrivée cartographies 1. la crise de la dimension (2010), oeuvre dans laquelle mon corps devient de plus en plus présent : mes doigts chargés d’encre se vident sur une page blanche, retraçant le début du chapitre « La crise de la dimension » dans Ecuador. Dans le texte de Michaux, le voyage passe par le corps du voyageur : lui-même a été très malade pendant son voyage, affecté par l’altitude, les drogues qu’il a pu prendre comme l’éther par exemple. Et je souhaitais montrer ce véhicule qu’est le corps, à travers mes doigts abreuvés d’encre.

En 2015, pour cartographies 2. il y souffle un vent terrible, j’ai lu un poème de Michaux dans lequel il évoque justement le souffle qui lui manque dans les hauts plateaux, et je voulais exhaler tous les mots de ce poème dans un seul souffle, matérialisé par la fumée de la cigarette dans la vidéo. Je voulais retenir le plus d’air possible pour pouvoir déclamer le plus de mots possible. Toutefois, j’ai tellement fumé pour préparer cette vidéo que j’en avais la nausée. L’acte était éprouvant et j’ai eu l’impression que le texte inhalé passait nécessairement par mon corps, d’une autre façon que précédemment. C’était comme si j’avais digéré le texte et que maintenant il voulait sortir de moi, transformé, telle une régurgitation.
À partir de cette expérience, j’ai intégré ces notions d’ingurgitation et de régurgitation dans la série cartographies. Déjà, en 2015, j’avais réalisé une conférence-performance pour le symposium « Au delà de l’Effet Magiciens » où j’avais commencé à explorer les figures de la mastication, de la digestion et du vomissement dans un dialogue fictif avec Michaux.

Lors d’une de nos premières rencontres, tu m’avais expliqué que lorsque tu étais arrivée en France, tu avais beaucoup lu : Ecuador, bien sûr, mais d’abord Le livre de la pauvreté et de la mort de Rainer Maria Rilke, ouvrages que tu as annotés, décortiqués, dont tu as extrait des phrases, des citations. Je me souviens que beaucoup de titres que tu donnes sont des extraits de ces livres marquants : « Il y souffle un vent terrible », « Et pourtant, une fois, tu me feras parler », « La crise de la dimension », « Une veine de métal pur », etc. Comment est venue cette idée d’absorber ces écrits ?

J’ai vraiment appris le français en lisant, et apprendre une langue nouvelle fait voir le monde d’une manière tout autre. On ajoute un sens différent aux choses, c’est une grande beauté de lire dans une langue qui auparavant nous était inconnue. Le livre de la pauvreté et de la mort – traduit par Arthur Adamov – est le premier livre que j’ai pu lire en entier, et Michaux est arrivé immédiatement après. Je voulais mieux comprendre ce texte, comprendre Michaux étranger dans un pays loin du sien comme moi ici. Je voulais entrer dans les mots, dans les phrases, et le projet cartographies s’est lancé comme une espèce d’expédition, d’exploration de ce texte. Je parcourais ce livre, cette expérience sur l’Équateur en tâtonnant, en réagissant à ce que provoque chez moi la poésie de Michaux, à travers un chapitre, une phrase ou parfois quelques mots.
Par rapport aux titres de mes projets ou mes oeuvres, je dirais plutôt que je fais appel à la littérature. Il m’arrive de mettre une idée ou une oeuvre en train de se construire face à la force évocatrice des mots, en relisant ou en parcourant quelque fois au hasard les livres qui m’accompagnent.

Je n’oublie pas que le manifeste anthropophage de Oswald de Andrade (1928) a été déterminant dans ton parcours, en cela qu’il y est question de l’ingurgitation comme appropriation culturelle, en renversant la figure du « sauvage cannibale » et en revendiquant la dévoration comme une absorption positive, une appropriation de l’ennemi.

Il s’agit en effet d’un texte très connu en Amérique du Sud, que j’avais lu il y a longtemps et qui resurgit aujourd’hui à la faveur des études post-coloniales. Pour ma part, je ne m’inscris pas forcément dans ce type de recherches, et ce n’est pas le moteur de mon travail même si cette pensée a pu m’influencer. Je cherche plutôt à m’interroger sur la valeur réellement universelle de certains textes, dont Ecuador, dans la façon dont Michaux évoque par exemple l’altérité et l’exotisme. Et je crois vraiment que me concernant, pour les textes, l’appropriation passe d’abord par le corps puisque j’ai besoin de les digérer.
La digestion est d’ailleurs présente dans mon travail depuis plusieurs années, même là où on ne l’attend pas comme dans mon projet compte à rebours (2005-2013), dans lequel j’apprends à lire les différentes constitutions équatoriennes à l’envers : lorsque les images sont repassées à l’endroit, les mots paraissent systématiquement avalés.

Dans ces différents projets, il n’est plus seulement question d’absorber, mais bien de transformer quelque chose. Des figures autour de l’ingestion et de la digestion sont apparues naturellement. J’avais pu précédemment prendre du peyotl, et je comprends ce qu’écrit Michaux sur l’idée du voyage, car au cours du rituel la plante travaille en toi, et nettoie l’intérieur de ton corps au point que la plupart des fois, tu vomis. On en sort nécessairement transformé, psychologiquement comme corporellement. Lorsque j’avais 17 ans, j’ai également fait une expérience assez extraordinaire : j’ai accompagné ma mère – qui est sociologue – pour un travail qu’elle menait avec les Indiens Shuar, dans la forêt amazonienne. Les femmes préparent une boisson, la chicha, avec la racine de manioc qu’elles mâchent et qu’elles recrachent, et qui fermente de par leurs mastications successives. Ici, il s’agit de quelque chose qui sort de la bouche après un exercice de mastication et pas de régurgitation. Ce processus m’attire également en tant que métaphore de transformation. La mastication fait partie de la digestion, cela altère immédiatement ce qui est avalé. Ma mère m’a demandé de ne pas refuser ce qu’on me tendait, et j’ai bu la chicha ; ce qui était difficile, c’est que le mélange – dont je connaissais la composition – était tiède. Et la dimension corporelle devenait évidente, immédiate.

En espagnol, on parle de « devolver » pour vomir, comme on dit « rendre » en français, et j’aimais cette idée que l’absorption amène aussi au fait de rendre ce qu’on a ingurgité.

Avant de régurgiter le texte de Michaux dans un projet très récent, tu t’étais demandé comment faire pour t’approprier pleinement Ecuador, aussi parce que tu réponds à une adresse au lecteur que le poète a formulée dans son ouvrage.

Oui, j’avais été marquée par un passage où Michaux écrit : « Je compte sur toi, lecteur, sur toi qui vas me lire, quelque jour, sur toi lectrice. Ne me laisse pas seul avec les morts comme un soldat sur le front qui ne reçoit pas les lettres. Choisis-moi, parmi eux, pour ma grande anxiété et mon grand désir. Parle-moi alors, je t’en prie, j’y compte. »1 J’ai pris conscience que j’étais en train de prendre sa proposition au sérieux, après des années de travail. Non seulement je le lis, mais j’incorpore ses écrits, dans le sens le plus littéral du terme, « faire entrer dans un corps ». Il y a eu cette série de photographies en noir et blanc rassemblées sous le titre cartographies 3. un nom est un objet à détacher (2016) où l’on voit ma main droite successivement noircie par un texte imprimé que l’on n’arrive pas à saisir dans sa globalité, mais dont on distingue seulement quelques mots. J’ai lu avec les doigts, comme dans cartographies 1. la crise de la dimension, et ceux-ci, au lieu de dégorger les mots, s’imprègnent au fur et à mesure du texte.
Après cela, j’ai voulu réellement avaler les mots. Je me suis intéressée à un nouveau chapitre d’Ecuador, pour un diptyque vidéo intitulé cartographies 4. nausée (2016). Michaux évoque le haut-le-coeur qui le saisit à travers un poème intitulé « Nausée, ou c’est la mort qui vient », et j’ai souhaité non seulement m’imbiber de ces mots, mais les avaler et les régurgiter. Pour cela, j’ai imprimé le texte sur des feuilles comestibles, que j’ingurgite avant de diffuser la vidéo à l’envers, tout en conservant le son de la mastication. Je tâche de contrôler le plus possible mes gestes en pensant à la vidéo une fois qu’elle sera repassée à l’envers, mais je ne peux pas tout maîtriser. Je désirais manger lentement, prendre le temps car le texte est déjà suffisamment violent et je voulais d’abord montrer quelque chose qui sort de moi. Dans ma relation à ce livre, je sens que je me l’approprie de plus en plus, qu’il m’alimente et qu’il en ressort transformé. D’ailleurs, l’encre noire demeure sur les lèvres après qu’on a mangé le papier imprimé, qui lui-même adhère à l’intérieur de la bouche. J’ai réalisé une série de photographies (cartographies 5. pain destiné au voyageur, 2016), cette fois-ci en couleur, à partir de cette expérience de l’adhésion, où j’arrache de mes lèvres un nouvel extrait d’Ecuador.

Je me souviens que lorsque nous avions évoqué pour la première fois tes projets en cours, je t’avais parlé de recherches que je menais sur les artistes mastiqueurs, en particulier sur le travail de Wolf Vostell qui a imaginé en 1970 un happening dans lequel le chewing-gum est pensé comme le véhicule d’une prise de conscience historique et politique de la Seconde Guerre mondiale (T.E.K. Le chewing-gum thermo-électrique, 1970). Je souhaiterais t’entendre sur cette question plus actuelle de ce que peut sous-entendre le fait d’ingurgiter, de mastiquer, de digérer.

Nous avons fait allusion à la notion de « manger l’autre » notamment par rapport au Manifeste anthropophage de Oswald de Andrade. Or aujourd’hui, dans un sens plus large et contemporain, quelle dimension peut prendre l’idée de digérer mais aussi de régurgiter l’autre ? Concernant la mastication, figure-toi qu’il y a quelque temps, j’ai été invitée par une amie à intervenir dans le lycée où elle enseigne, pour venir parler de mon travail à ses élèves. Mais, m’a-t-elle prévenu, deux problèmes allaient nécessairement se poser avec les lycéens, tout d’abord parce qu’ils sont constamment sur leurs téléphones portables et qu’ils consomment des flux d’images auxquels les enseignants n’ont pas accès, ensuite parce qu’ils mâchent continuellement du chewing-gum, que cela se voit et s’entend. Le chewing-gum donne à l’estomac la sensation qu’il va digérer, mais on ne lui donne finalement rien. Ce que je trouve intéressant, c’est que ces deux « problèmes » peuvent paraître liés : la consommation de ces milliers d’images circulant dans les médias et la mastication sans digestion. Il y a peut-être là quelque chose que j’aimerais explorer prochainement.

  1. Henri Michaux, Ecuador, dans OEuvres complètes, tome I, Paris, éd. Gallimard, 1998, p. 179.