par Jacky-Ruth Meyer, Directrice du centre d’art Le LAIT (Laboratoire Artistique International du Tarn)
La période moderne a eu raison de toutes les illusions. Après la violence des deux guerres mondiales et le désenchantement de la période postmoderne, l’anarchie semble aussi peu crédible que tout autre espoir de transformer les sociétés dans lesquelles nous vivons. Pourtant, quelque chose a survécu. Selon Michel Onfray, de 1880 à 1920, un autre visage de l’anarchie a commencé à émerger, détaché des codes culturels du christianisme et du marxisme, par diverses voies scientifiques, philosophiques, sociales et plus particulièrement par l’art. Il y a quelques décennies, les valeurs libertaires ont été réanimées par une génération qui imaginait la possibilité d’une liberté grandissante, adossée à la foi dans l’être humain, plutôt qu’à celle dans l’ordre, dans un dieu ou un dogme. Plus jamais, après Auschwitz, la barbarie ne pourrait dicter sa loi… On sait depuis qu’elle revient sans cesse, sans distinction de zones géographiques et de cultures, sous diverses formes et degrés selon les intérêts économiques en jeu et le niveau de démocratie mis en pratique. Et on n’ignore plus que la volonté de pouvoir n’est pas seulement l’apanage des Etats et des structures dominantes mais qu’elle est partout, jusque dans les relations humaines les plus proches.
Actuellement, la liberté est limitée dans tous domaines, sauf pour les petits et grands maîtres du monde, pour que le système économique et politique qui les sert, perdure. On finit par en perdre le goût, par en oublier le mot. La croyance en la capacité de l’être humain à s’élever au-dessus de son gène égoïste n’est plus à l’ordre du jour; on appelle plutôt de tous ses voeux la sécurité, dans l’espoir de vivre sans proximité déplaisante et sans accident, sous un toit, pour travailler et payer ses crédits jusqu’au bout… , en oubliant ce que l’histoire nous a appris des sociétés de surveillance. Ne plus jamais rêver d’un ailleurs plus aventureux, plus exposé, plus partagé, plus incertain encore…
Simultanément, de petits groupes se forment dans de nombreux pays, certains initiés par la génération née depuis l’avènement de la société de l’information, autour de valeurs comparables à celles de l’anarchie, comme l’autonomie, la responsabilité et la liberté. Sans se référer à l’histoire politique ou à une quelconque philosophie anarchiste, Pirates et autres Indignés perturbent déjà le fonctionnement des partis au pouvoir dans certains pays occidentaux et inventent de nouveaux modèles politiques. Et la révolte inattendue et simultanée de populations dans plusieurs pays arabes, contre l’ordre dictatorial établi, a transformé tout à coup le jeu de cartes politique dans le monde.
Dans ce contexte, le projet Anarchisations, accompagné du sous-titre tout droit sorti d’un slogan de mai 68, Conspire aujourd’hui, inspire demain, a suscité une certaine excitation. Comme un soupçon de désir réanimant un horizon disparu. Comme la promesse d’une déconnexion, d’une respiration, d’une parenthèse ouverte et joyeuse. En réalité, le rendez vous de l’été à Fiac propose toujours de sortir des chemins battus. Il y a une certaine tonalité autonome et irréductible dans l’air de ce village improbable qui s’est adonné à l’art contemporain et, de ce fait, à des expérimentations hasardeuses. Une échappée hors des standards culturels, mercantiles et institutionnels professionnels, mais aussi des idées reçues sur la vie rurale et la fatale tradition de conservatisme culturel des campagnes françaises.
[…] C’est un projet foutraque, mais c’est un moment particulier où la relation humaine est à l’origine de la création artistique, à l’échelle d’un village. Grâce au mode amical de coopération et d’entraide, la pratique de l’amitié prend ici toute sa dimension subversive et constructive. Robert Filliou considérait l’amitié comme le réseau éternel d’énergie créatrice. Par ailleurs, d’après Yona Friedman, les utopies sociales sont réalisables dans le cadre d’un groupe de dimension réduite, à l’intérieur duquel la persuasion entraînant le consensus reste possible.
L’événement se déroule dans un village d’environ huit cent cinquante habitants. D’année en année, le cercle des participants, des accueillants, s’agrandit, et on assiste aussi à l’apparition d’une tradition locale, issue d’une démarche non conventionnelle, sans objectif mercantile, sans peur du temps présent, dont les contenus se renouvellent à chaque session. C’est suffisamment rare aujourd’hui, particulièrement en France et hors des cercles privilégiés, pour être un événement en soi. Et la fête de village, d’un autre type, qui l’accompagne, parfaitement décalée, s’institue déjà comme une tradition insolite mélangeant les goûts et les couleurs.
À tout moment de l’Histoire, la force de l’art, celle qui permet de capter l’esprit du temps et de l’activer, a été de résister aux pouvoirs en place ; à tout moment sa faiblesse, c’est à dire la restitution de productions sans justesse ni impact, a été la conséquence de la soumission à ces mêmes pouvoirs. Aucune idéologie n’a effacé la singularité, aucune bannière n’a maintenu les formes artistiques à l’identique, aucune contrainte n’a pu faire disparaître l’approche individuelle du monde. L’art est toujours issu de la vision sensible d’ un individu singulier marqué par la société qui l’entoure. Individualité, résistance, pluralité des voies, curiosité de l’autre, recherche permanente de liberté, implication et critique sociale, reformulation de sens : l’art a aujourd’hui pleinement les caractéristiques de ce qui pourrait être considéré comme une anarchie posthistorique.
Estefanía Peñafiel Loaiza, accueillie par Christophe Tellez, a utilisé les compétences musicales de ce dernier pour accompagner live la vidéo diffusant une performance donnée dans d’autres lieux, qu’elle reformule à heures irrégulières dans le village, entre deux conversations autour d’une table bien mise. En quelque sorte elle met en scène les conditions de l’art : la création naît du partage de nourritures sensibles.
La performance, qui consiste à lire à l’envers les vingt constitutions que le gouvernement de son pays d’origine, l’Equateur, a connu successivement de 1830 à 2008, est saisissante. Juchée sur un haut siège, comme un oiseau annonciateur, l’artiste opère sur les places ou au détour d’une rue, de façon sporadique et aléatoire, en choisissant l’espace propice, au gré de ses déambulations. Soixante-deux gouvernements successifs de 1830 à 1948, de différents types, présidentiel, militaire ou dictatorial, des territoires qui changent de nationalité, des guerres, des coups d’Etat, des soulèvements populaires et des manifestations pacifiques. L’Equateur est un pays instable.
L’artiste évoque cette réalité et, par le rituel de la performance, actualise des pratiques primitives ou religieuses dont le sens ou l’intention ne sont pas explicités. Cela n’est pas sans évoquer des formes artistiques qui se sont particulièrement développées en Amérique latine, vers le milieu du XXe siècle, désignées comme «réalisme magique». La théâtralité de l’action, son mystère, captent l’écoute des passants, alors que seule est annoncée la lecture inversée des constitutions par un petit document mis à disposition.
L’accès direct au sens est bloqué pour favoriser une approche par d’autres dimensions sensibles. La répétition de la performance dans divers lieux et la restitution de l’ensemble, avec la lecture des textes à l’endroit, dans un film vidéo, constituent petit à petit un tissage à long terme d’images et de mots, selon les circonstances audibles ou non. L’ impact humain et social des lois édictées par les Etats va au-delà du temps et des territoires qu’elles concernent, au-delà du sens qu’elles contiennent.
Une deuxième oeuvre, Vent d’Est, est constituée par l’inscription à l’encre, à l’aide d’un tampon, sur les feuilles de l’arbre devant l’église, d’une phrase signifiant « il y a des raisons », en caractères grecs. Elle est issue des slogans des mouvements de protestation populaire, à Athènes, à la suite du plan d’austérité imposé par les banques et la Communauté européenne. Là encore l’artiste transpose des mots et du sens dans d’ autres lieux avec une temporalité décalée, ralentie ; c’est le vent qui égrènera petit à petit les feuilles de l’arbre tatoué dans les environs. Les décalages temporels, la dispersion spatiale, la rupture avec l’expression ordinaire du sens, l’irruption de ce qui est latent sont les moyens de l’art pour accéder au réel et en modifier la perception.